Comment choisir sa communauté apprenante ?
Une communauté apprenante est d’abord un commun, ce que les membres ont en commun. Ce qu’ils considèrent comme identique, une identité. Une communauté apprenante, c’est apprendre ensemble, apprendre avec les autres, apprendre les uns des autres… le numérique réinterroge cette posture pédagogique ancienne. Comment choisir la bonne communauté apprenante ? Combien existe-t-il de possibilités ? Quelles sont leurs caractéristiques ? C’est ce que nous allons explorer dans cette chronique. Il existe trois différentes communautés… alors, faites vos choix, rien ne va plus…
1, Les communautés panoptiques (ou communautés en étoile)
Le terme de panoptique vient d’une prison inventée par Jérémy Bentham et son frère (https://fr.wikipedia.org/wiki/Panoptique) … les gardiens sont au centre et les prisonniers tout autour… les gardiens peuvent ainsi voir chaque prisonnier et tous les prisonniers peuvent voir les gardiens… Le modèle ne favorise pas les échanges inter-prisonniers mais la transmission centralisée de l’information. Sans revenir sur le parallèle entre la formation et l’emprisonnement, l’idée d’une communauté panoptique en formation met le formateur au centre du groupe. C’est le cas d’une chair d’amphithéâtre, tous les apprenants peuvent voir et écouter le formateur qui dispense le savoir.
Cette posture est naturelle dans la culture de la formation… le sachant dit et l’apprenant écoute. Le numérique reprend cette posture avec l’animation des communautés, ce que l’on qualifie, avec ce terme générique, de social learning. L’animateur propose des contenus et suivant la pédagogie 1.0 ou 2.0 fait remonter des commentaires à partir de quizz, de likes ou de réactions plus ou moins argumentées. L’art de l’animation est de choisir des grains pédagogiques qui favorisent l’engagement de l’apprenant. Le pilotage de la formation peut aller jusqu’à la co-construction ou la formation collaborative… dans ce dernier cas, l’animateur crée un cadre et l’apprenant produit du contenu avec l’efficacité du bottom up. Le social learning nécessite une écriture pédagogique particulière pour donner vie au contenu… Si les apprenants sont homo festivus, homo zapper, homo mobilis… reste à créer les formations qui leur ressemblent avec des retours d’expériences comme le persuasive design, le frugal learning ou l’addictive learning. Cette forme de formation nécessite une sociologie ou un marketing des apprenants beaucoup plus structurée qu’aujourd’hui.
Existe-t-il une taille maximum pour ces communautés apprenantes ? Et bien, oui. En 1992, l’anthropologue Robin Dunbar dans Journal of human evolution (https://doi.org/10.1016/0047-2484(92)90081-J) a étudié taille des réseaux humains, et sa conclusion était que ce type de groupe permettait une animation de 150 à 200 personnes. La barrière est-elle indépassable ? Non, il existe des astuces pour démultiplier une taille du groupe… comme la multiplication des animateurs occasionnels comme relais des animateurs permanents… Il devient possible de faire autant de groupes de 150 que nécessaire. Reste à organiser la régulation des formateurs afin d’assurer la cohérence et l’industrialisation de la transmission des messages.
La critique la plus fréquemment formulée pour ce type d’apprentissage est qu’elle enferme l’apprenant dans un état agentique. Le premier à avoir parlé de cet état était Stanley Milgram avec sa fameuse expérience dont on peut retrouver une synthèse dans les communautés panoptiques avec un article du psychologue Jacques Lecomte (http://www.caute.lautre.net/Pourquoi-obeit-on). Un animateur en situation d’autorité met l’apprenant en situation agentique, il réagit comme un agent à ce que lui propose l’animateur. L’apprenant développe une faculté de réaction, mais peu une faculté de proposition. Pour favoriser les apprentissages, le formateur se doit de stimuler les apprenants.
L’avantage de cette posture est une efficacité redoutable dans une transmission uniforme et industrielle des connaissances et des compétences. C’est pourquoi la communauté panoptique est souvent privilégiée dans le social learning. L’inconvenant est que l’apprenant ne développe que peu une capacité d’initiative en dehors du cadre prédéfini à la différence des communautés holoptiques.
2, Les communautés holoptiques (ou communautés de projets)
Si les groupes panoptiques favorisent la réaction, les groupes holoptiques favorisent l’initiative de l’apprenant. Qu’est-ce qu’une communauté holoptique ? Ce terme est issu d’une définition de Jean-François Noubel, http://www.thetransitioner.org/ “un espace physique ou virtuel dont l’architecture est intentionnellement conçue pour donner à ses acteurs la faculté de voir et percevoir l’ensemble de ce qui s’y déroule” ou encore “espace qui permet de percevoir en temps réel les manifestations des autres membres du groupe ainsi que celle provenant du niveau supérieur”. Tous les apprenants peuvent voir l’activité des autres apprenants, le pair à pair, ou peer to peer en anglais, qui favorise une éthique de vue.
Être en relation avec tous les membres de la communauté développe le nombre de liens de chaque apprenant, surtout si l’on compare avec la communauté panoptique qui propose plus ou moins une relation one to one avec le formateur. La pléthore de liens fait que la communauté holoptique ne peut pas incarner un trop grand nombre de liens. Il existe un nombre maximum… 12 membres, donc 144 liens (12 x 12) qui travaillent ensemble. Quand on dépasse les 12, on commence à avoir des comportements de “free rider” ou de “passager clandestin”… tirer profil du travail de la communauté, sans avoir à produire. Pourquoi ? A cause de de la faiblesse des contrôles de la communauté sur elle-même. A 12, il est encore possible de faire attention aux autres, au-delà il devient difficile de comprendre les intentions de chacun et donc de construire des liens de confiance, comme le suppose la fameuse Théorie de l’esprit des neurosciences. Peut-on faire des communautés holoptiques de plus de 12 membres ? Oui, il suffit comme précédemment d’organiser autant de communautés holoptiques de 12 que nécessaire. Et comme précédemment, cela nécessite une régulation organisationnelle.
L’avantage de cette communauté est de développer une pédagogie du faire, learning by doing, avec parfois des learning lab, institutionnalisation de cette pédagogie… autrement dit favoriser l’apprentissage par ce que Michel Lallement appelle l’âge du faire (http://www.seuil.com/ouvrage/l-age-du-faire-michel-lallement/9782021190496 ). Cette posture de l’expérimentation ancienne dans le monde de la formation, retrouve une actualité particulière dans un monde en disruption qui réinterroge les normes et les formes de la formation. L’agilité du faire permet de développer un artisanat de la formation. Etymologiquement, un usage des ars, des outils pédagogiques, pour réinterroger les standards de la profession, et ainsi réinventer les pratiques de la future formation. Le numérique est un bon exemple, il réinterroge des pratiques anciennes, mais n’impose pas encore les routines sociales à l’apprendre ; explorer les ars numériques dès aujourd’hui est nécessaire pour profiter de la courbe d’apprentissage, même si la normalisation sociale n’est pas encore réalisée. L’avantage de cette communauté est de favoriser la proximité apprenante, ce qu’on ne retrouve plus dans les groupes de grande taille.
3, Les foules intelligentes (ou grands groupes holoptiques)
Cette appellation fait référence au livre de Howard Rheingold, en 2005 (https://www.amazon.fr/Foules-Intelligentes-Howard-Rheingold/dp/2952051429) sur les foules intelligentes… que l’on peut appeler aussi les communautés holoptiques de grands nombres. C’est une innovation organisationnelle récente. Le 25 août 1991, Linus Torvald lance sur Usenet un message annonçant la création d’un futur OS et invite tous ceux qui veulent participer à contribuer… ainsi naquit Linux… avec la mobilisation d’un grand nombre de personnes indépendantes, ce que les sociologues appellent une foule, autour d’un projet. Chacun a pu apprendre à construire ensemble.
Comment cela fonctionne ? Dans une communauté chacun prend un rôle : le proactif prend des initiatives (1 %), le réactif réagit (9 %), l’observateur regarde (90 %), et même l’inactif appartient à l’écosystème, il peut revenir à tout moment. Le rôle est une posture qui varie suivant les personnes et suivant les moments… l’organisation apprenante doit favoriser la mobilité des rôles… un observateur qui apprend en regardant les autres doit pouvoir facilement devenir réactif ou proactif. Cela permet une réelle dynamique des apprentissages. Comment faire ? Il s’agit de générer un cercle vertueux. Jean-Michel Cornu propose de démarrer une foule intelligente avec 100 personnes, soit 10 réactifs pour engager la dynamique apprenante. Cela peut générer des groupes de plusieurs milliers de personnes. Le Mouvement Colibris, fondé en 2007, regroupe 250 000 personnes. Dans le pilotage organisationnel de la communauté, il y a une erreur classique à éviter : il s’agit de ne pas de déterminer a priori les postures ou les projets, chacun doit pouvoir choisir de s’engager comme proactif, réactif, observateur ou inactif, en fonction de ses disponibilités, pareillement, la reconnaissance du travail fourni doit se faire a posteriori soit en informant le groupe en temps réel soit par l’autorité de pilotage. Cela favorise l’initiative des apprenants qui est mis au cœur de la communauté, reste à faciliter la fluidité de l’engagement en faisant en sorte que les barrières à l’entrée ou la sortie ne soit pas un frein.
Que dire de plus sur ces communautés ? La clé du succès est de créer une vision. Comme le disait Saint-Exupéry dans Citadelle : “Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque dose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer…” Faire naître le désir de l’usage de la formation… donner un sens. Edgar Morin parlait de “communauté de destin”.
Comme nous l’avons vu, le choix de la communauté apprenante, ainsi que son périmètre, est loin d’être neutre dans la structuration d’une entreprise. Michel Maffesoli parlait du temps des tribus, en 1988 (https://www.amazon.fr/temps-tribus-lindividualisme-soci%C3%A9t%C3%A9s-postmodernes/dp/2710309947). La communauté professionnelle, ou tribu apprenante, est la matière première pour réinventer l’organisation de demain. La communion apprenante est essentielle pour former et trans-former l’entreprise. Assurer le pilotage du changement, ce n’est pas modérer, mais animer ces communautés, au sens étymologique du terme, donner une âme. D’ailleurs, c’est là le rôle que lui donnait les anciens, Aristophane disait que “former, c’est allumer un feu”… même s’il reste à socialiser le futur apprendre ensemble.
NB : un grand merci à Jean-Michel Cornu pour son talent et son travail sur les communautés apprenantes qui ont inspiré cet article… bien évidemment, les propos n’engagent que l’auteur.
Stéphane Diébold, Paris le 16 janvier 2019
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